Combattue par Diderot et d’Alembert dans l’Encyclopédie au 18ème siècle, mais preuve de lucidité pour Socrate, l’ignorance est source de controverses. Cet outil de l’obscurantisme développé par George Orwell dans 1984 (“La dictature s’épanouit sur le terreau de l’ignorance”), est autant une arme politique qu’une caractéristique proprement humaine. Les complotistes disent “nous savons”, alors qu’il faudrait plutôt dire “je ne sais pas”.
Toutefois, l’ignorance ne se résume pas seulement à son aspect politique.
à l’origine de nombreuses erreurs qui font le charme des créations humaines, l’ignorance devient petit à petit une caractéristique précieuse, un aspect créatif que la machine ne saurait qu’imiter. L’Homme ne produit pas de réflexion binaire, entièrement dénie ou mathématiquement aléatoire, l’ignorance est cet entre-deux, un espace vaste d’approximations, de semblant de savoir, de non maîtrise. Accepter son ignorance, c’est accepter que l’on ne peut pas maîtriser tous les paramètres de ses créations, que ce manque de savoir peut mener à des découvertes.
Comme le décrit Andrew Keen dans Le culte de l’amateur, 2008, la création était autrefois réservée à une élite, or la démocratisation d’internet et des outils numériques a permis à de nombreux “profanes” d’accéder aux savoir-faire créatifs.
Le statut de designer, autrefois fondamentalement professionnel, est-il en train d’évoluer ?
C’est donc à l’ère de l’information à outrance que se pose cette question.
Un ignorant peut-il acquérir le statut de designer grâce au numérique ?
La transformation de ses outils, des modes de diffusion, d’inspiration et de création influence-t-elle ses productions ?
Comment ces nouveaux créateurs pourraient-il nourrir le graphisme contemporain ?
Tout d’abord, il est important de préciser les termes suivant : l’amateur Possède deux définitions distinctes, contradictoires selon André Gunthert (Ne parlons plus des amateurs [en ligne]. 25 September 2013). et l’ignorant.
La première définition de l’amateur décrit une personne qui créé ou travaille par plaisir, passion ou par amour . Ces créateurs peuvent posséder autant voire davantage de connaissances que les professionnels. La seconde dénition est péjorative. On l’utilise pour dépeindre une personne qui ne réussit pas à produire des travaux d’une grande qualité technique ou esthétique, qui manque de compétences, en opposition directe avec le monde professionnel, synonyme de maîtrise, précision et expertise.
L’ignorant que j’analyse ici décrit une personne aux connaissances techniques et/ou culturelles insufsantes. Bien que l’ignorance puisse être confortable dans l’acte de consommation , elle peut se révéler déstabilisante, voire angoissante lorsqu’il s’agit de créer.
L’ignorant sera souvent qualié d’amateur (péjorativement), car il ne possède pas la formation ou les connaissances nécessaires à une pratique créative éclairée.
Toutefois, la frontière de l’ignorance et du savoir est rarement entièrement dénie.
L’ignorance est un défaut de perception. Souvent, l’ignorant se croit expert, se surestime. Les psychologues sociaux David Dunning et Justin Kruger décrivent dans leur étude de 1999 le phénomène de surconance. Il s’agit d’une hypothèse formulée par de nombreux scientiques dont Charles Darwin en 1871 : “l’ignorance engendre plus fréquemment la conance en soi que ne le fait la connaissance” .
Leur théorie schématise le processus d’apprentissage en 3 phases. La première appelée “montagne de la stupidité” illustre la découverte d’un domaine et la sur-estimation des ignares.
Elle est secondée par la “vallée de l’humilité”, quand l'individu saisit la complexité du problème. Puis, enn arrive le “plateau de la consolidation”, soit l’acquisition de réelles compétences.
L’ignorance est donc difcile à cerner et fondamentalement présente en chacun de nous.
I / Numérique, Internet, pseudonymat : Quand l’ignorant ose.
Le monde de la création artistique a drastiquement changé avec l’arrivée des nouvelles technologies. Chaque individu possédant une connexion internet se voit disposer du même accès à l’information . Cette démocratisation des ressources numériques a propulsé certains outils destinés aux professionnels dans les mains de profanes, mais a aussi permis à de nombreux citoyens de commencer une pratique artistique et culturelle.
Toutefois, Gaëtan Temblay souligne que cet accès facilité aux données ne peut être sufsant. “L’information brute n’est pas le savoir et son accessibilité n’engendre pas automatiquement la connaissance.”
L’individu ère alors dans le brouillard numérique, cherchant ses marques, il créé peu à peu son univers, sa bulle créative. Il utilise les informations qu’il trouve, se nourrit des codes de son groupe social, les détourne ou invente son propre langage.
De plus, la notion de partage a pris une place centrale dans les productions autrefois cantonnées à la sphère du privée. Cette diffusion, encouragée par les réseaux sociaux , nous confronte à une très grande quantité de contenus. Dans ce nuage, créations professionnelles, amateures, algorithmiques et involontaires se côtoient.
Le pseudonymat , pilier de la culture web, permet deux choses : poster du contenu créatif sans craindre un jugement associé à son identité publique et avoir la liberté de construire plusieurs univers en utilisant différents pseudonymes.
Cette émancipation de l’ignorant lui permet de créer avec audace, sans craindre des répercutions négatives sur sa vie privée.
L'incitation au partage pseudonymisé est à la racine de la culture de l’amateur.
Alors que la notion d’auteur est souvent acceptée lorsque l’on parle de cette catégorie, elle devient ambigüe lorsqu’il s’agit d’un ignorant.
On peut se demander si par exemple, lorsqu’il effectue un choix esthétique, il s’agit d’un choix éclairé ou d’un choix par défaut induit par l’interface du programme qu’il utilise. Lorsque l’on ignore tout de la technique, on prend le risque d’être trop influencé par celle-ci. Mais qu’en est-il des professionnels ?
II / Le métier de designer graphique en pleine transformation.
Les créations amateures ont un atout de taille : elles sont en grande partie autoproduites. Cela signie qu’elles circulent de façon non-marchande ou non-monétaires. Cet avantage économique permet aux amateurs d’inonder le marché du graphisme “d’exécutants” . En effet, de plus en plus d’autodidactes ou de simples utilisateurs investissent des plateformes de mise en relation avec des clients tel que Fiverr, Upwork, 99designs, Guru, etc... Les tâches effectuées sont alors très spéciques , et sont réalisées dans des délais extrêmement réduits.
Ce milieu est très concurrentiel car le créateur est remplaçable, par une technologie ou par un autre utilisateur.
Ce contexte de délocalisation, redistribution et industrialisation des savoir-faire numériques transforme profondément le paysage du graphisme “d’exécutant”, poussant de nombreux professionnels à rechercher d’autres modèles économiques.
Toutefois, cette réorganisation du travail perturbe moins la catégorie du “graphisme d’auteur”. Ici, le créateur peut imposer sa “patte”, son expertise. L’amateur n’est plus un concurrent mais une source d’inspiration.
De nouveaux créateurs se nourrissent des codes graphiques de la culture amateure ou de la spontanéité de certaines créations profanes pour s’adresser à une catégorie sociale exempte de culture graphique , se détourner de la communication élitiste ou encore revendiquer son humanité . Pour Anthony Masure , la création digitale est un mélange de l’identité du logiciel et de celle de l’utilisateur. Il confère à cet “outil de travail” un statut particulier. “Je ne pense pas que quoi que ce soit de numérique soit un outil” .
En effet, les dispositifs qui assistent la création digitale sont programmables, c’est-à-dire que la forme et l’utilisation ne sont pas fixes, contrairement à un outil classique.
La notion d’auteur unique est donc à questionner aussi pour les professionnels. Sans maîtrise totale du procédé technique, les créations sont composites, un alliage d’influences du numérique et de choix du graphiste. Adobe, en investissant dans toute la chaîne de création graphique tente d’imposer une manière de concevoir, de créer et de s’inspirer. Cette influence donne naissance à une identité graphique reconnaissable, qui peut étouffer la créativité et la diversité. L’ignorant peut alors transgresser certains dogmes, en détournant les outils ou en enfreignant les règles graphiques les plus répandues.
Pour conclure, la majorité des graphistes ne maîtrisent plus entièrement leurs outils.
Leurs créations numériques sont un mixte entre leur identité et celle de leurs logiciels. Être ignorant, c’est être davantage influençable, que ce soit par l’interface, l’outil, la mode ou notre corps social, que l’on soit amateur ou professionnel.
être lucide à l’égard de son ignorance, c’est en saisir les problématiques, les dangers, tout en se nourrissant des ses intuitions et imprécisions qui font de nos créations des productions pleines d’humanité.
1 Possède deux définitions distinctes, contradictoires selon André Gunthert (Ne parlons plus des amateurs [en ligne]. 25 September 2013.).
2 Lié à l’étymologie du mot (du latin amator = celui qui aime.)
3 Il
est agréable de faire abstraction des coûts humains
et
environnementaux
d’un produit ou de ne pas avoir à assimiler
les rouages scientifiques
qui animent son dernier achat.
L’ignorance fait vendre. La briser c’est donner naissance à des questions, interrogations qui peuvent nuire à la consommation.
4 DUNNING, David. "The Dunning–Kruger Effect: On Being Ignorant of One's Own Ignorance". Advances in Experimental Social Psychology. 2011.
5 DARWIN, Charles The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, 1871.
6 égalité de traitement des données circulant sur internet si le principe de la neutralité du net est garanti.
7 La pratique de la vidéo passe de 14 à 27 % des français de 1997 à 2008, de 66 à 70 % pour la photographie, et de 0 à 23 % pour les autres activités amateures sur ordinateur: musique, graphisme, blog.
Sources : O.Donnat, Les pratiques culturelles à l’ère numérique,
La Découverte, 2009.
8 Vers des sociétés du savoir : un projet social, Gaëtan Tremblay dans Les Enjeux de l’information et de la communication, 2016.
9 Pour André Gunthert, le partage et la reproduction sont les fondements de la culture, ici intensifiés par le numérique.
"L'appropriation, condition des circulations culturelles"
Séminaire du CRAL, lundi 28 avril 2014.
10 Gratification
du post et du partage, mise en valeur de la production : usage
de la récompense.
Série
Dopamine,
Arte, 2019-2020.
11 Il n’y a pas de réel anonymat sur internet. On qualifie de pseudonymat le fait de se cacher derrière un nom d’emprunt.
12Terme employé par Yoan Bertrandy dans son mémoire : Tout le monde est graphiste, 2008. Cette expression décrit la partie la plus imposante du marché de la création graphique. Également nommés "Semi-auteur", ils travaillent dans l’ombre, sans imposer leur identité, avec des travaux en grande partie techniques ou dits "commerciaux".
13 Sites web présentant les contributeurs comme des experts ou des professionnels, tout en adoptant une politique de recrutement très souple.
14 Création d’un logo, d’une carte de visite, vectorisation d’un logo, infographie, flyer, menu, etc...
15 Concurrence directe avec l’intelligence artificielle comme Adobe Sensei, qui permet aujourd’hui de détourer, coloriser, agrandir, ou même recadrer des visuels fixes ou animés instantanément. Ces tâches, autrefois réalisée par l’homme, sont en phase d’être remplacées
16 Culture graphique enseignée en école d’art. En très grande majorité du graphisme d’auteur.
17 Ignorance, partie intégrante de l’Homme;
riche d'imprécisions et d'erreurs qui font son charme.
18 MASURE, Anthony. De l’influence des interfaces, 2019.
19 Terme issu du langage courant.
20 De l’influence des interfaces, 2019, Anthony Masure.
21 Suite adobe, adobe font, behance, adobe color, adobe acrobat reader, adobe stock, mixamo (banque d’animation de personnage 3D), etc...